Salut
je pense que c'est un conflit important à analyser .
Et c'est ce qui est malheureusement prévu pour une partie de l'Europe .
https://www.lhistoire.fr/pourquoi-les-yougoslaves-se-sont-entretu%C3%A9sEn 1991, la guerre déchire l’ex-Yougoslavie. Slovènes contre Serbes, Serbes contre Croates, puis Serbes et Croates contre Bosniaques, avant que le Kosovo ne s’enflamme à son tour... Comment en est-on arrivé là ?
L’Histoire : Peut-on parler à propos des conflits qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie de guerre civile ?
Jacques Sémelin : A travers la notion de "guerre civile" on évoque en général un conflit armé à l’intérieur d’un État, d’une communauté politique définie. Or, dans l’ex-Yougoslavie du début des années 1990, ce n’est pas tout à fait cela qui se passe.
Il faut prendre un peu de recul historique pour tenter de comprendre ce conflit. La Yougoslavie est d’abord née en 1918 du démembrement de l’Empire austro-hongrois à partir de la réunion des Slaves du Sud Serbes, Croates, Slovènes, Macédoniens, Monténégrins et "Musulmans" de Bosnie, ainsi que de deux minorités non slaves - principalement des Hongrois et les Albanais du Kosovo. Ce premier ensemble s’effondre en 1941 avec l’agression hitlérienne.
En 1945, Tito réussit à nouveau à rassembler ces peuples dans un même État fédéral, au prix d’une répression politique de masse. Cependant les affrontements et les massacres qui ont eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale ont pu susciter au sein des populations des ressentiments importants qu’il était interdit d’évoquer sous Tito, mais dont la trace restait souvent vivace au sein des familles issues de chaque communauté.
L’H. : Quand les Yougoslaves ont-ils commencé à se définir par leur identité nationale ?
J. S. : En Yougoslavie, on avait la citoyenneté yougoslave, mais aussi une nationalité croate, serbe, etc. Ce qui comptait le plus, du temps de Tito, c’était la citoyenneté yougoslave. La référence au Parti communiste était majeure, les slogans glorifiaient la fraternité des peuples, et il n’était pas question d’évoquer les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Dans la Yougoslavie titiste, la coexistence des peuples, en l’absence d’élections libres, a relativement bien fonctionné, jusqu’aux années 1970 surtout.
Dès lors que l’on a commencé à parler de liberté, après la mort de Tito, le 4 mai 1980, les revendications se sont dirigées contre le fédéralisme qui muselait ces entités nationales. En 1990, lors des élections libres 1, revendiquer la démocratie, cela signifiait voter pour un parti national, conçu sur une base ethnique, celui supposé défendre le mieux son propre groupe. Comme dans d’autres cas, démocratie et nationalisme se sont trouvés inextricablement liés.
La crise économique est également une donnée fondamentale. Le modèle autogestionnaire yougoslave fonctionnait relativement bien dans les années 1960, et ce jusqu’au début des années 1970. Mais le choc pétrolier de 1973 a été terrible. Dans ce contexte difficile, marqué sur le plan international
par l’effondrement du bloc soviétique, les aspirations nationales ont incarné une solution possible à la crise. Des intellectuels, au sens large des hommes politiques, des autorités religieuses, des artistes prônent alors un discours valorisant les identités nationales.
Dans un contexte où les repères anciens semblent s’évanouir et où les menaces se font de plus en plus angoissantes, ce sont les fondements imaginaires des institutions qui s’effondrent, cet imaginaire qui faisait tenir les citoyens ensemble. Le "nous" devient plainte, déchirure, souffrance. Le "eux" menaçant. Ce processus de polarisation, qui construit la haine, peut conduire à l’affrontement.L’H. : Concrètement, que disent les discours nationalistes ?
J. S. : Milosevic, qui n’a d’abord manifesté que peu d’enthousiasme pour les nationalistes serbes, a vite compris le profit politique qu’il pouvait en tirer. Quand il accède à la tête du Parti communiste serbe en 1987 il entreprend de rallier tous les Serbes à l’idée de "Grande Serbie". Or rappelons que les Serbes étaient relativement nombreux en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. De plus, Milosevic multiplie les références au supposé "génocide*" dont serait menacée la minorité serbe du Kosovo.
Il relaye ainsi les thèses des idéologues nationalistes, comme l’écrivain Dobrica Cosic, un ancien protégé du maréchal Tito. Dans les années 1980, cet auteur brillant, parfois surnommé le "Tolstoï serbe", avait fait de l’Académie des sciences et des arts un bastion du nationalisme serbe. Il a exalté le martyre serbe, le sang versé, au cours de l’histoire. Ses idées inspirent le mémorandum que les académiciens publient en 1986 dans lequel
ils dénoncent le " génocide physique, politique, juridique et culturel de la population serbe au Kosovo ". Par ailleurs, ce texte dénonce les " discriminations " dont les Serbes seraient victimes au sein de la fédération et, plus généralement la bureaucratie communiste.La souffrance transmise d’une génération à l’autre est exploitée. C’est ainsi qu’au début des années 1990 l’Église orthodoxe organise des cérémonies pour retrouver les ossements des personnes massacrées pendant la Seconde Guerre mondiale dont on n’avait pas retrouvé les corps. C’est un exemple de l’imbrication entre le réel et l’imaginaire qui peut contribuer au basculement dans la violence. Mais cela n’est pas encore la guerre.
L’H. : Vous parlez de l’Église. Quel rôle a joué le facteur religieux ?
J. S. : Dans cette région la nation tend à se confondre avec la religion. L’Église orthodoxe serbe n’appréciait pas particulièrement Milosevic, parce que c’était un ancien communiste, mais quand il s’est rapproché des nationalistes elle l’a soutenu. Le thème de la "Serbie céleste" par exemple, s’exprime dans une rhétorique christique : les Serbes ont beaucoup souffert dans le passé, et, de ce fait, leur place est grande au Ciel. Il y a toujours cette imbrication entre le national et le religieux, où apparaît le thème de la pureté.
La "purification ethnique" vise à construire un État homogène, débarrassé de ses souillures, des corps étrangers.
L’H. : Qui déclenche la guerre ? Les Serbes ?
J. S. : Les Serbes ont certes une responsabilité première dans le déclenchement du conflit. Milosevic appelle à remodeler les frontières pour permettre à tous les Serbes de vivre dans le même État, notamment en armant la minorité serbe de Croatie.
A Zagreb, Franjo Tudjman et les nationalistes croates ont également leur part de responsabilité. En 1990 ils cherchent à se doter de leurs propres forces militaires et policières pour refonder l’État croate. Et les Serbes perçoivent comme une véritable provocation le fait que la Croatie reprenne comme symbole national le drapeau à damier rouge et blanc des fascistes croates de la Seconde Guerre mondiale.
Cette hostilité montante entre Serbes et Croates va conduire au démantèlement de l’État fédéral et à la guerre. En février 1991, poussés par Belgrade qui les encourage à la révolte armée, les Serbes de Croatie, majoritaires dans la région de Krajina, font sécession* et demandent à être rattachés à la République serbe. Au mois de juin, la Slovénie puis la Croatie proclament leur indépendance avec la bénédiction des Européens à l’exception de François Mitterrand.
La guerre commence en Slovénie mais elle ne dure pas. La séparation du cadre fédéral ne posait pas un problème majeur en Slovénie dans la mesure où la majorité des habitants étaient slovènes. En Croatie la situation était déjà différente : les deux tiers seulement des habitants étaient croates. Depuis le printemps 1991 les heurts entre Serbes et Croates se sont multipliés. Les premières opérations de "purification ethnique" commencent en juillet avec l’intervention de l’armée fédérale.
En avril 1992 la guerre s’étend à la Bosnie multiethnique qui vient, elle aussi, de proclamer son indépendance. Là encore, l’agitation est déclenchée par les Serbes de Bosnie, qui demandent à rester dans le cadre de la "Yougoslavie" - entendez la "Grande Serbie". C’est la phase la plus meurtrière des conflits de l’ex-Yougoslavie, par ailleurs marqués dès avril 1992 par le siège de Sarajevo.
Début 1993 les Croates, qui entendent eux aussi profiter d’un découpage territorial de la Bosnie, interviennent à leur tour. Le massacre des 8 000 Musulmans réfugiés à Srebrenica 11-15 juillet 1995, perpétré par le général bosno-serbe Ratko Mladic, reste le symbole des atrocités de cette guerre.
L’H. : Comment le lien social se déchire-t-il ? Comment les habitants d’un quartier, d’un village en viennent-ils à ne plus se parler, ne plus se connaître ?
J. S. : La manière dont monte le processus de guerre varie d’une région à l’autre, d’un village à l’autre. On ne peut pas généraliser. Dans mon livre je parle notamment du film remarquable de l’anthropologue norvégienne Tone Bringa, We are all Neighbors , réalisé en 1993 dans un petit village de Bosnie situé à 25 kilomètres environ de Sarajevo surnommé "Dolina". On y voit deux vieilles femmes boire le café ensemble. Elles sont voisines depuis quarante ans, une Musulmane et une Croate, et jurent que jamais rien ne les séparera. Puis on entend la guerre, qui vient de l’extérieur du village, se rapprocher, avec les bruits des canons. Tout commence à changer : la peur s’installe. Les deux vieilles femmes finissent par rester chacune chez elles.
Dans la guerre civile d’abord vient la peur. Vous commencez à moins bien dormir, vous avez des insomnies récurrentes et l’hypervigilance modifie le rapport au temps. Puis le rapport à l’espace est lui aussi complètement bouleversé et redéfini : il y a les endroits très dangereux - par exemple, à Sarajevo, l’avenue principale, qu’on appelait la "Sniper* Alley" - et ceux, on contraire, qu’on considère encore comme des abris sûrs. Surtout, c’est le rapport aux autres qui change. Dans cette situation une question s’impose : "tu es croate ou tu es serbe ?". Vous êtes assigné à ce critère identitaire, et votre personnalité est écrasée. Vous étouffez.
Dans les villages les hommes deviennent alors des soldats. La défense territoriale avait été une invention de Tito pour se défendre contre les Soviétiques. Placée sous le contrôle des républiques, elle était fondée sur la mobilisation armée de civils*, dans les villages, dans les usines, dans les écoles, en cas d’agression soviétique. En 1991-1992 cette défense territoriale a servi de cadre à la mobilisation armée des civils.
Au début de la crise les jeunes manifestaient un certain enthousiasme à se transformer en défenseurs de leur groupe, de leur territoire.
Puis quand l’armée ennemie entre - dans le village bosniaque de Dolina, c’est l’armée croate -, elle brûle, pille, détruit les maisons des Musulmans. Il est alors en effet possible que des civils croates du village donnent un "coup de main" quand les militaires arrivent. Ils n’en auront pas été pour autant initiateurs : pour eux aussi la guerre vient de l’extérieur.
Mais la logique de la guerre entraîne les individus, mêlant mobiles publics et intérêts privés : par exemple des ressentiments amoureux peuvent resurgir, et soudain on est prêt à violer la jeune fille qui nous repoussait. Ou quand la milice* arrive, on en profite pour voler les biens du voisin.
L’H. : Qui sont les acteurs des massacres, les tueurs ?
J. S. : Dans les opérations de guerre en ex-Yougoslavie on voit souvent se succéder les militaires, puis les policiers et les miliciens. Ce sont eux, les groupes paramilitaires, les acteurs principaux du nettoyage ethnique, avec le soutien de l’armée,
qui leur est indispensable pour l’approvisionnement en pétrole, mais aussi de la police, à qui ils obéissent. Milosevic n’avait pas une grande confiance en l’armée. Il a donc pris surtout le contrôle de la police et de la sécurité intérieure.
Parmi les formations de paramilitaires on trouve surtout des jeunes - par exemple des supporters des équipes de football croate ou serbe, comme les Tigres d’Arkan qui participent à la prise de Vukovar en novembre 1991. Mais, pour gonfler les rangs des milices, le pouvoir n’hésite pas à libérer des prisonniers de droit commun, alléchés par le butin ou la perspective de violences sexuelles autorisées par la guerre.
Les Serbes ont procédé ainsi de même que les Croates. Mais les Musulmans de Bosnie sont eux aussi entrés dans cette logique, dès lors qu’ils ont également commencé à se battre au côté de leur leader, Alija Izetbegovic.
Dans la violence chacun finit par se ressembler. Un peu partout, profitant de la décomposition du pouvoir central, émergent des "seigneurs de guerre" : dans la région très catholique de Medjugorje, lieu de pèlerinages, un certain Zdravko, un ancien soldat croate, a constitué sa bande armée pour "faire des coups" aux alentours. Une famille musulmane de cette région qui avait pris le contrôle du vin aux Croates est tout simplement éliminée. Un village musulman, qui gênait parce qu’il était sur la route des approvisionnements en essence, est rasé. Tout cela bien sûr sous couvert de combattre l’ennemi désigné par la propagande. La bande de jeunes Serbes créée par Milan Lukic, du côté de Visegrad, région frontière entre la Bosnie et la Serbie, composée d’une dizaine de "combattants", a réussi à faire fuir 14 000 Musulmans.
L’H. : On massacre, on viole, mais le but, ce n’est pas l’extermination, c’est l’expulsion ?
J. S. :
C’est un point important en effet : ces violences ont un objectif, prendre le contrôle du territoire, et faire partir les gens qui ne sont pas de la communauté. Les civils sont donc un enjeu fondamental. En général, on présente le massacre comme quelque chose d’incompréhensible, mais en réalité il y a une rationalité dans ces processus atroces : non seulement faire fuir mais surtout imposer l’idée que toute vie commune est désormais inconcevable. C’est pourquoi, plutôt que de "guerre civile", je parlerais d’une "guerre contre les civils", dans la mesure où ces derniers sont l’enjeu de la guerre et du découpage territorial.En même temps dans cette violence, il faut dire, aussi choquant cela soit-il, qu’il y a de la fête, de la transe, de la folie. La guerre, par définition, c’est le temps social de la transgression. En général, cette transgression peut être contrôlée au sein d’une armée. Mais, dans cette forme de guerre, menée avec des miliciens, des paramilitaires, il y a de l’organisation et du laisser-faire. Une anthropologue serbe parlait d’une " franchise à tuer " en Bosnie. Autrement dit : "vous connaissez l’objectif, mais atteignez-le comme bon vous semble".
L’H. : Comment expliquer toutes ces atrocités de la guerre civile ?
J. S. : Par définition la guerre civile est une guerre de proximité, c’est-à-dire une guerre qui implique un face-à-face, un corps-à-corps, où vous êtes proche physiquement de votre ennemi.
Cette proximité produit de l’atrocité, du massacre. Parce que celui qui est en face de vous, que l’on vous a présenté comme un ennemi, a terriblement face humaine, et vous ressemble. Alors vous en rajoutez dans l’horreur pour détruire au plus vite ce qu’il y avait d’humain dans l’autre. Le processus de destruction est une mise à distance de l’humanité de l’autre. Tout cela, on le retrouve en Croatie et en Bosnie dans la destruction des non-combattants. Pour comprendre comment on en arrive à ces atrocités-là, il faut se rappeler que tout un imaginaire de la destruction a préparé les tueries.
Il faut enfin dire que, dans l’acte atroce, on exprime quelque chose de son groupe. Les tueurs redonnent du sens à l’acte même de barbarie, en signant leur crime de l’identité du groupe. Ce peut être, par exemple, la manière de disposer les corps. Dans le cas de l’ex-Yougoslavie, c’est l’égorgement au couteau, typique d’une pratique agricole, qui domine chez les Serbes et les Croates.
Au milieu de toutes ces atrocités il ne faudrait pas oublier les "Justes". Pendant la guerre la petite-fille de Tito, Svetlana Broz, a recueilli les témoignages de ceux qui s’entraidaient et prenaient des risques pour protéger des Musulmans de Bosnie. On a vu des accords entre villages, et des villages - même s’ils sont l’exception - où l’on a refusé de laisser entrer les miliciens. Je pense aussi à la ville de Tuzla, dont le maire, Selim Beslagic, musulman, n’est pas rentré dans le jeu et a refusé les discours nationalistes.Propos recueillis par Séverine Nikel.
Mots clés :
YOUGOSLAVIEGUERRE CIVILEMINORITÉ NATIONALE